Quand j’ai commencé à me consacrer à l’étude des langues romanes, la relation de “parenté” entre l’espagnol et le portugais m’a toujours fascinée. À première vue, il me semblait évident qu’un hispanophone aurait des avantages indéniables pour apprendre le portugais. Après tout, les similitudes sautent aux yeux : une origine commune dans le latin vulgaire, une syntaxe relativement proche, des centaines de mots apparentés.
Cependant, au fil des années, et aussi en écoutant les histoires d’étudiants, de collègues et de migrants, j’ai compris que cette proximité est à la fois une bénédiction et un défi. Ce qui devrait faciliter, brouille souvent les pistes. Et c’est précisément sur cette ambiguïté que je souhaite réfléchir : les ressemblances entre l’espagnol et le portugais sont-elles un atout ou un obstacle pour l’hispanophone qui souhaite apprendre la langue lusophone ?
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Il est indéniable qu’au début, la proximité ouvre des portes. Je me souviens d’élèves vénézuéliens et colombiens qui, après quelques semaines au Portugal, savaient déjà commander un café, acheter un billet de bus ou suivre le journal télévisé. Cette rapidité initiale est sans doute le fruit des similitudes lexicales et syntaxiques, qui donnent à l’apprenant une impression de “terrain connu”.
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Sagaama (2009), dans sa recherche sur l’intégration culturelle, confirme cette impression : plus les langues en contact sont proches, plus l’adaptation tend à être rapide. À ce stade, l’espagnol et le portugais semblent de véritables alliés.
Mais c’est justement cette confiance précoce qui peut devenir dangereuse. Beaucoup de mes étudiants hispanophones pensaient qu’il n’était pas nécessaire “d’étudier” le portugais, mais seulement de “l’utiliser”. Résultat : des erreurs de prononciation et de vocabulaire se fossilisaient, devenant ensuite difficiles à corriger.
Le cas des faux amis est typique. Qui n’a jamais entendu une hispanophone dire qu’elle est “embarazada” au lieu de “enceinte” ? Ou employer “pasta” pour “pâte”, alors qu’en portugais le mot renvoie plutôt à un “porte-documents ou dossier” ? Ces maladresses ne sont pas seulement amusantes : elles peuvent provoquer des situations embarrassantes dans un contexte professionnel ou académique.
En phonétique, les défis sont encore plus grands. La nasalisation du portugais est presque un “mystère acoustique” pour qui vient de l’espagnol. Des mots comme coração ou pão exigent un entraînement conscient : il ne suffit pas de s’appuyer sur la graphie, il faut intégrer une nouvelle logique sonore. Tavares (2006) avait déjà averti que les langues proches souffrent souvent d’interférences plus intenses sur le plan phonétique.
La thèse de Prato (2021), qui analyse les interférences phonético-phonologiques des immigrants portugais au Venezuela, renforce cette idée : les similitudes entre systèmes linguistiques n’éliminent pas les malentendus, elles peuvent au contraire les aggraver, devenant des indicateurs du niveau d’intégration culturelle et sociale. Même si l’exemple vient du cas inverse (des Portugais apprenant l’espagnol), il illustre bien que la proximité n’est pas toujours synonyme de facilité.
Il ne faut pas oublier que l’apprentissage d’une langue n’est pas seulement technique, mais aussi social. Moreno (2009) insiste sur le fait que l’intégration culturelle dépend de la maîtrise linguistique. Parler “un portugais à l’accent espagnolisé” peut sembler charmant dans un contexte touristique, mais dans un environnement professionnel, cela peut donner l’impression d’un manque d’effort d’adaptation.
Silva-Corvalán (1989) affirmait déjà qu’il est impossible de comprendre l’évolution d’une langue sans considérer son contexte social. Cela signifie que, au-delà des règles grammaticales, apprendre le portugais exige aussi de se familiariser avec les modes d’interaction, les gestes, les tours de parole… en somme, avec la culture que la langue véhicule.
Le portunhol est sans doute l’expression la plus claire de ce paradoxe. Dans certaines régions frontalières, il est utilisé de manière spontanée et même identitaire, comme le relèvent Rojas (2006) et Daïrou (2011). Il fonctionne comme langue de contact, mais conduit rarement à une véritable maîtrise.
J’y vois un risque pédagogique : si l’on croit que l’espagnol et le portugais “suffisent à se comprendre”, on tombe dans le piège de ne pas investir dans des méthodes d’enseignement appropriées. J’ai même entendu des collègues me dire : « Pourquoi enseigner l’espagnol au Portugal, puisque tout le monde comprend déjà ? » et vice-versa. Cette vision simpliste empêche la mise en place de politiques sérieuses de bilinguisme et alimente des préjugés linguistiques.
De plus, la proximité nourrit parfois une certaine arrogance linguistique. Beaucoup d’hispanophones “espagnolisent” le portugais sans même s’en rendre compte, comme s’il suffisait d’adapter les mots. Mais cette attitude reflète en réalité des rapports de pouvoir : considérer la langue de l’autre comme une simple variante de la sienne revient à invisibiliser ses spécificités culturelles.
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L’espagnol et le portugais sont des langues sœurs, mais comme dans toute famille, la cohabitation entre frères peut générer autant d’affection que de conflits. Pour l’hispanophone, apprendre le portugais n’est pas une mission impossible, mais ce n’est pas non plus un processus automatique.
D’après mon expérience, les similitudes aident à franchir la première étape, mais peuvent gêner au moment de consolider les compétences. Le risque est de croire que l’on maîtrise la langue alors qu’on reste bloqué à “mi-chemin” : comprendre beaucoup, mais être compris seulement en partie.
Comme linguiste et enseignante, je pense qu’il faut assumer cette ambivalence : célébrer la proximité, oui, mais aussi enseigner la différence. Reconnaître le portunhol comme réalité sociolinguistique, mais ne pas l’accepter comme une fin en soi. Valoriser des méthodes pédagogiques qui aident l’hispanophone à percevoir les nuances phonétiques, lexicales et culturelles du portugais.
C’est seulement ainsi que le pont entre l’espagnol et le portugais pourra devenir un véritable espace de rencontre, et pas seulement de malentendus.